Tu te souviens du bruit. De ce son à la fois vif, mais lourd. Fugace, mais déchirant. Si particulier qu'il en est presque indescriptible. Tu te souviens de cette détonation qui transperce tout sur son passage. Du silence pesant qui suit. Du murmure sourd et continu qui siffle si fort dans tes oreilles. De ce grésillement, comme une radio déréglée. De ce chuchotement qui hante ton esprit. Et, au fil des secondes qui s'égrènent à une lenteur abominable, le chuchotement devient une assourdissante clameur. Elle t'envahit toute entière. Comme une vague, comme une onde. Une myriade de frissons parcours ton corps. Tu t'électrises. Tu sens ton estomac se tordre, ta cage thoracique se resserrer. Et puis ce bruit, toujours ce bruit, encore ce bruit, dévore ton esprit.
D'imposantes gouttes de sueur perlent sur son front, s'épanchent l'espace de quelques secondes sur ses joues empourprées par la chaleur ambiante puis terminent leur course folle contre l'oreiller déjà bien imbibé. Son corps, animé par de violents soubresauts, n'est désormais plus sa propriété ; elle a entièrement perdu le contrôle sur elle-même et l'apparence charnelle qui autrefois était sienne s'est muée en une sorte de masse informe et difforme, agitée par de maudites convulsions successives qui, à chaque fois, crispent douloureusement un peu plus les muscles de son estomac.
Dans son cerveau exalté, c'est une flopée d'images brutales qui l'enveloppent et s'imposent à elle tandis qu'une expression de terreur s'imprime sur son faciès. Des cris, des pleurs et autres lamentations résonnent en écho dans les parois de son esprit. Elle est assaillie par cet insupportable bourdonnement qui siffle dans sa tête et lui donne l'impression de perdre la raison ; ce sentiment pétrifiant de ne plus être en charge des événements. D'assister impuissante, comme étrangère, à l'intrusion d'une force impérieuse dans son essence même. Tu cours. Aussi vite que tu le peux. Comme si ta vie en dépendait. Tu cours à t'en brûler les poumons. Ton petit cœur bat à une vitesse ahurissante et flirte dangereusement avec l'overdose, le burn-out. Mais tu cours. Malgré tes joues en feu, malgré tes tempes qui cognent atrocement contre les parois de ton crâne, malgré ta cheville qui est sur le point de céder et déclarer forfait. L'adrénaline l'emporte et écrase la douleur qui te sembles minime sur le coup. Hank, ton coéquipier, est sur tes talons ; le suspect ne vous devance que de quelques petits mètres. C'est la première piste depuis des mois - attendue comme le Saint Graal - que vous avez sur cette affaire. Alors, évidemment, tu veux bien faire. Tu crèves d'envie de l'attraper, cette petite enflure qui vous a fait tourner en bourrique pendant des semaines. Et, tu dois l'avouer, tu crèves d'envie de décrocher la promotion promise. Alors, tu cours. Et ta course vous emmène dans une rue peu fréquentée. Un sourire malicieux s'esquisse sur tes lèvres lorsque que tu réalises que le suspect est désormais à ta merci. Tu t'apprêtes enfin à l'arrêter quand soudain, elle débarque. De nul part. Littéralement, ou presque. La suite des événements n'est qu'un brouillard dans ta tête ; tout est flou. Tu te souviens de son visage apeuré, de ses mains en l'air, de voir 'portable' et, instinctivement, de réagir 'flingue'. Et tu tires. C'est en état de panique que Julia est extirpée de ses songes, le souffle court. Sa respiration est hachée et pénible, elle sue à grosses gouttes, n'a toujours pas repris l'ascendant sur son corps qui tremble frénétiquement et a encore les yeux exorbités par l'expérience cruellement vivante qu'elle vient d'éprouver. Dans un bref moment d'accalmie, la jeune femme parvient à sortir de son lit et commence à faire quelques pas. Elle peine à avancer droit, est prise de soudaines bouffées de chaleur et une force invisible lui vrille ardemment le crâne. Une larme s'échappe de ses prunelles, une deuxième ne tarde pas à suivre. Elle tente d'attraper la boite de mouchoirs qui se trouve sur sa table basse mais ses mains ne parviennent pas à tenir quoi que ce soit. Elle capitule. Après tout, à quoi bon ? Les larmes continuent de couler, finissant leur chute en s'aplatissant sur le plancher.
Comme pour retourner un peu plus vite à la réalité, Julia passe une main sur les bords de son lit et s'y cramponne aussi fort qu'elle le peut.
Soudain, d'autres visions refont surface dans sa tête. Le silence environnant laisse place à une succession de sons, de bruits, de hurlements qui lui font mal et la terrorisent. Est-ce le fruit de son imagination, des faits réels qui refont surface ? Elle ne le sait plus, elle hallucine. Elle se met à tourner en rond dans sa chambre tel un animal en cage. Son cœur tambourine dans sa cage thoracique et y frappe de plus en plus fort à chaque seconde qui s'écoule. De nouveau, sa poitrine se resserre et Julia finit par fondre silencieusement en sanglots, se laissant glisser le long d'un mur jusqu'à atteindre le sol froid et dur de sa chambre.